Jean-Jacques Marchand, “Studi machiavelliani”
Astérion, 21-02-2020, Corinne Manchio
Ce double volume rassemble trente et un essais en italien (dont trois inédits) écrits par Jean-Jacques Marchand entre 1969 et 2017 dans la très belle édition Polistampa (avec reproduction de photos de missives en couleur). Grâce à la préface de l’auteur, on comprend que cet ouvrage est non seulement une somme d’études sur Machiavel, mais également une précieuse ressource sur l’évolution des façons de chercher à partir de son parcours, depuis le mémoire de master, en passant par la thèse de doctorat et en balayant les différents projets colossaux auxquels J.-J. Marchand a pris part et en marge desquels il a nourri ses réflexions (notamment son travail d’édition avec Fredi Chiappelli, les sept volumes des lettres publiques [L.C.S.G.] de l’édition nationale des œuvres de Machiavel et sa participation à l’Encyclopédie machiavélienne). Il explicite également les critères d’organisation des deux volumes qui ne répondent pas uniquement à une volonté de créer une anthologie mais s’inscrivent bel et bien dans un travail de recherche en soi, dont l’architecture tend à révéler les enjeux multiples de ses travaux. Les deux volumes s’articulent ainsi en quatre parties organisées par thème : Problématiques générales (I-IX), Machiavel chancelier et diplomate (X-XXII), Lettres familières (XXIII-XXIV), Machiavel et Guicciardini (XXV-XXVI), et enfin Fortune de Machiavel (XXVII-XXXI).
Les essais de la première partie s’articulent autour de trois thèmes. En premier lieu, J.-J. Marchand affronte celui du style machiavélien (à travers l’analyse de l’« ambiguïté » du discours politique, de l’usage privilégié du paradoxe et de la fonction stratégique des avant-textes) ; en second lieu, il aborde certaines figures clés (l’exemple anti-idéaliste de César Borgia, l’usage politique des sources anciennes à travers l’étude des figures d’Hannibal et de Scipion, puis d’Hérodien). Cette thématique est ensuite reprise dans une perspective historiographique, en analysant le préambule de chaque livre des Histoires florentines. Enfin, il traite également de questions plus globales, notamment liées à l’éthique politique et au statut stable mais dynamique des ordres, des lois et des coutumes. Toutefois, cette tripartition, proposée à des fins descriptives, omet une caractéristique fondamentale de ces essais : le soin constant visant à articuler le fond et la forme, montrant ainsi de manière extrêmement claire combien l’écriture est en elle-même un laboratoire expérimental dans lequel se construit et se déconstruit parfois la réflexion machiavélienne.
La seconde partie est quant à elle dévolue à l’activité de chancellerie du Secrétaire florentin. Les treize articles qui la constituent proposent une réflexion sur le statut de l’écriture administrative et de chancellerie qui permet de replacer les lettres dans la tradition florentine et de mettre en exergue leur importance dans la pratique chorale et quotidienne de la politique. Les différents articles offrent également une réflexion d’ensemble sur l’expérience diplomatique machiavélienne puisque J.-J. Marchand analyse non seulement les lettres officielles de la période 1498-1512, mais également les échanges avec Piero Soderini et les missions effectuées en 1521, 1526 et 1527 (montrant par ailleurs comment Machiavel continue, malgré son éviction, à analyser la situation politique). Cette partie reprend également les cinq essais qui affrontent la question de la théâtralisation de la rencontre diplomatique. Plus globalement, cette seconde partie pose la question de l’absence de séparation stricte entre écriture privée et écriture officielle (nota
mment dans les « jeux de travestissement »), mais également entre diplomatie et politique.
La troisième partie porte sur les quelques lettres non officielles qui nous sont parvenues (environ 80 contre plus de 6?600 textes officiels). La compréhension de la pensée machiavélienne passe alors par le prisme des rapports avec ses collègues, avec ses proches et avec ses contacts. Concernant ces derniers, J.-J. Marchand parle de lettres semi-officielles qui, bien que s’inscrivant dans un contexte de rédaction privée, sont toujours liées dans leur contenu à l’actualité politique, dans la mesure où ses correspondants sont tour à tour le gonfalonier Piero Soderini, le cardinal Francesco Soderini, ou d’autres émissaires florentins tels que Niccolò Valori ou Pier Francesco Tosinghi. Le point de vue se déplace alors dans la mesure où, en l’absence de lettres de la main de Machiavel, J.-J. Marchand propose des déductions à partir des réponses qui lui sont faites (notamment vis-à-vis de son statut au sein de la seconde chancellerie et plus généralement de sa réputation après certaines de ses légations). La division de ces missives en deux périodes, 1498-1512 et 1513-1527 (qui inclut entre autres les précieuses correspondances avec Vettori et Guicciardini), permet à nouveau une réflexion déterminante sur le temps long à propos du statut de l’écriture dans la vie de Machiavel et sur la constance du Florentin dans ses réflexions politico-militaires et historiographiques. Ces missives mettent également au jour une autre tendance, celle de l’alternance récurrente entre registre comique et registre élevé, entre considérations triviales, voire grotesques, et réflexions théoriques et politiques comme expressions indissociables et non contradictoires d’une vision complexe du monde.
La quatrième partie se concentre sur les liens entre Machiavel et Guicciardini à travers deux essais, le premier portant sur la figure de Laurent de Médicis et le second sur Charles V et l’empire avant la bataille de Pavie. Dans les deux essais, J.-J. Marchand montre comment l’utilisation et la compréhension qui sont faites de ces personnages mettent au jour des perspectives radicalement différentes quant aux modalités d’interprétation des événements politiques. Dans le premier, J.-J. Marchand utilise la figure du Magnifique pour mettre en exergue les motifs de rupture et de continuité historiographique entre les deux Florentins, au moyen d’une analyse comparée de la conclusion des Histoires florentines et du début de la Storia d’Italia, montrant ainsi comment à partir de l’identification d’un même moment de rupture (la mort de Laurent) les auteurs aboutissent à des conceptions historiographiques distinctes, qui s’inspirent elles-mêmes de traditions différentes et témoignent d’une rationalité politique et d’une vocation de l’écriture bien différentes. Dans le second essai, sans jamais omettre de prendre en compte les différences de nature des textes interrogés (épistolaire et théorique versus traité politique et historique), J.-J. Marchand compare l’usage de la figure de Charles V avant la bataille de Pavie chez Machiavel et Guicciardini. Le recours aux sources anciennes apparaît alors comme un élément discriminant entre les deux auteurs. Les deux images auxquelles aboutissent les Florentins deviennent ainsi emblématiques de deux modèles de compréhension des événements et plus globalement de deux conceptions des principes qui régissent le monde politique.
La cinquième et dernière partie propose une série de bonds dans le temps et s’intéresse à l’évolution de la figure de Machiavel et du machiavélisme. Le premier essai
a toutefois un statut particulier : J.-J. Marchand tend à montrer comment Machiavel aurait anticipé l’évolution et la chute de Pier Luigi Farnese si l’on applique ses propos dans différents textes aux événements le concernant (chap. VII et XIX-XX du Prince et chap. VII, livre III des Discours). Il analyse ensuite quatre réinterprétations de l’héritage machiavélien, en commençant par l’essai inédit d’Innocent Gentillet, l’Anti-Machiavel (1576), dont il montre comment le contexte de rédaction (les guerres de religion) a induit une décontextualisation du Prince et sa déformation, par effet de contraste vis-à-vis du modèle du bon prince et de la toute-puissance divine promu par l’auteur. Il s’empare ensuite des Machiavellerie de Carlo Dionisotti (1967-1980), abordant ainsi des questions extrêmement intéressantes de critique, notamment celle de la difficulté à aborder un auteur qui a fait l’objet de tant d’interprétations qu’il en devient inaccessible. Il montre ainsi comment les travaux de C. Dionisotti, qui ont rétabli le contexte de rédaction complexe et dense des textes machiavéliens, ont permis d’ouvrir la voie vers de nouvelles perspectives de recherche. L’essai sur le commentaire par Corrado Vivanti des Histoires florentines (2005) permet à J.-J. Marchand de poursuivre son itinéraire des questions qui ont alimenté les études sur Machiavel, s’intéressant ici à cette façon critique et politique de raconter l’histoire, profondément liée à la tradition florentine. En découle une série de considérations progressives sur l’évolution de l’historiographie, qui n’est jamais totale mais dont J.-J. Marchand montre qu’elle avance dans un double mouvement de continuités et de ruptures. Enfin, l’essai sur les textes d’Ezio Raimondi (1966-1977) nous emmène sur les traces d’approches nouvelles (les Annales, le structuralisme, la sémiotique, etc.) que E. Raimondi exporte en revendiquant la nécessité de décortiquer les stratifications des textes, d’allier les analyses sur le style et le contenu (entendus comme expressions spéculaires d’un même système) et de concevoir le texte non seulement dans sa dimension synchronique mais également diachronique.
Pour conclure, J.-J. Marchand aborde dans ces volumes l’ensemble des textes machiavéliens en multipliant les perspectives qu’il s’agisse de questions internes (évolution du style et des fonctions de l’écriture), intertextuelles (réécriture des sources anciennes, évolution de l’historiographie), ou de réception. Les analyses philologiques sont d’une extrême précision et tendent à mettre en exergue les strates successives de conception, en interrogeant les motifs de correction et les stratégies d’écriture. Ces textes sont fréquemment l’occasion de mises au point vis-à-vis de mécompréhensions ou d’interprétations hâtives, notamment du fait de la prise en compte de l’ensemble des textes du Florentin pour saisir sa pensée. Rien n’est laissé de côté, qu’il s’agisse de la matérialité des documents, de leur contexte d’écriture, de leur vocation. La recherche du détail rejette ainsi systématiquement toute perspective téléologique : chaque nouvelle source ne doit jamais être « une sorte de “carrière” dont on extrait du matériel pour corroborer ou approfondir des analyses relatives aux œuvres majeures, ou pour en prélever des pierres particulièrement précieuses mais séparées de leur contexte »1. Un travail minutieux et précieux à toutes les échelles, indispensable pour celles et ceux qui souhaitent comprendre Machiavel et s’approcher au plus près de sa pensée et des questions historiographiques qu’elle soulève.